Non, l’impact n’est pas le nouvel ESG !
Il y a quelques mois, France Invest et le FIR (Forum pour l’Investissement Responsable) publiaient une définition commune de l’investissement à impact. Adoptée par 60 gestionnaires d’actifs représentant 35 milliards d’euros sous gestion, elle est le fruit de deux ans de travail autour de l’intentionnalité, de la mesure et de l’additionnalité de l’impact. Un réel effort de place pour limiter le risque d’impact washing qu’on ne peut que saluer, alors que la France cherche à se positionner comme le premier centre financier mondial de la finance à impact.
Arrêtons d’opposer ESG et impact
Mais si l’impact est récemment devenu pour certains le nouveau graal de la finance durable, il ne remplacera pas ce que l’on nommait ESG, et que l’Europe nomme désormais « sustainability » en français [1] dans le texte.
Certes, dans leur diffusion vers la finance mainstream, les deux notions se suivent dans le temps mais elles n’ont pas vocation à se substituer l’une à l’autre, au contraire : elles sont tout à fait complémentaires. L’impact pose la question du « pourquoi », de la raison d’être d’une organisation, de son utilité au sein de son écosystème et de la société, voire tout simplement de sa fonction économique. L’ESG s’attache quant à elle aux pratiques et à la responsabilité de l’entreprise dans la façon dont elle opère son modèle d’affaires, au « comment », aux business practices. Les entreprises « à impact » doivent bien évidemment continuer à prendre en compte les facteurs ESG, à faire de la gestion de risques de durabilité puisqu’elles auront toujours des externalités négatives, et d’ailleurs également des externalités positives ne se situant pas au cœur même de leur modèle d’affaire. En d’autres termes, l’ESG et la sustainability sont plus actuels que jamais, et ceux qui les opposent à l’impact en le prétendant supérieur ou plus moderne sont probablement dans un débat d’ordre marketing.
D’autant plus qu’il faut rester prudent. Le terme d’impact est bien sûr attractif, sexy, et sans aucun doute plus « impactant » que le terme ESG ou même que celui de sustainability. Mais ce terme et les notions qu’il recouvre ne font pas encore l’objet d’une assise méthodologique mature.
L’additionnalité [2] est extrêmement complexe à démontrer ou à détourer bien sûr, mais prenons aussi la question de l’intentionnalité : comment peut-elle se mesurer – sans être le simple reflet d’une vision du monde ou un jugement moral – en l’absence d’une méthodologie claire et robuste, ou d’un cadre de référence, ou pourquoi pas d’une taxonomie ? Pourquoi une blanchisserie industrielle traditionnelle – certes créée à l’époque où la notion même d’impact n’existait pas – ne pourrait-elle pas être considérée comme une entreprise à impact ? Le service qu’elle rend est pourtant clairement positif pour la société et relève même de l’économie de la fonctionnalité et de la circularité…
Par ailleurs les cadres existants de mesure de l’impact, comme l’Impact Management Project (IMP) ou les Objectifs de Développement Durable des Nations Unies (ODD) sont loin de fournir des résultats indiscutables et faisant consensus. Les ODD notamment se heurtent à une grande limite : ils sont utilisés par les entreprises pour mesurer leur contribution à des objectifs d’ordre étatique ou public avec des indicateurs qui sont très souvent inadaptés au secteur privé. Et disons-le clairement : non, employer des salariés pour faire tourner une entreprise ce n’est pas contribuer à l’ODD 8 (travail décent et croissance économique), et les former pour les retenir et les rendre plus performants ce n’est pas non plus contribuer à l’éducation des populations défavorisées (ODD 4).
L’Europe pionnière et ambitieuse
D’ailleurs la Commission européenne ne s’y est pas trompée et va bien plus loin que le cadre onusien dans ses réflexions autour de la finance durable puisque, d’une part, elle ne parle pas d’impact mais d’objectifs – ce qui apporte une clarté indiscutable nonobstant le cadre général et la notion d’impact – et que d’autre part, quand elle pose les briques, aujourd’hui d’une taxonomie verte et demain, espérons-le, d’une taxonomie sociale, elle balise clairement le champ dans lequel les investisseurs vont devoir rentrer. Un cadre certes plus contraignant mais aussi beaucoup plus rigoureux, avec des référentiels qui permettront de séparer de manière très claire le bon grain de l’ivraie… et de questionner ceux qui ne rentreront pas dans cette grille de lecture. Un travail au long cours et d’une grande complexité mais qui interroge sur la pérennité des actifs dits « à impact » quand ils le seront sans s’inscrire dans un cadre de référence, probablement légal et politique, ce qu’est typiquement le cadre européen.
Yannick Grandjean
[1] La traduction française de sustainability dans le plan d’action européen est « durable » ou « durabilité » ; ce qui est finalement assez différent du concept de sustainability, une activité pouvant durer sans être pour autant soutenable…
[2] Dans le rapport FIR / France Invest, l’additionnalité est envisagée comme l’action ou la contribution particulière et directe de l’investisseur permettant à l’entreprise investie ou au projet financé d’accroître l’impact net positif généré par ses activités. Elle répond à la question : « si l’actif n’avait été financé par cet investisseur en particulier quelle serait la différence ? ».
En 2021, de quelle finance durable voudrons-nous en Europe ?
2021 démarre avec beaucoup d’incertitudes, entre l’espoir timide d’une sortie de crise sanitaire et une soif de renaissance économique et sociale. Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c’est que 2021 sera l’année de la finance durable européenne. Les prochains mois marqueront l’entrée en vigueur de textes clés du paquet législatif européen et verront se décider – rapidement, espérons-le – les derniers arbitrages sur la taxonomie verte, alors que la nouvelle Plateforme sur la finance durable définit les contours d’une stratégie européenne qui se veut « renouvelée ».
Ce début d’année est donc un moment propice pour se poser une question essentielle à nos yeux : quelle vision de l’ESG souhaitons-nous avoir en Europe – et en France – pour modeler cette finance durable ? L’enjeu de souveraineté idéologique des textes est fort. Prenons, par exemple, le règlement Disclosure : le travail européen a abouti sur un texte qui définit des obligations de transparence principalement basées sur les risques ESG, dans une philosophie très anglo-saxonne, loin de notre vision française humaniste, incarnée par notre Article 173 qui cherche, au-delà des risques, à rendre compte de la contribution des investisseurs à la lutte contre le changement climatique.
La hard-law européenne face à l’attrait du soft power américain
Cette question dépasse les frontières européennes et se pose au niveau international. Notre cadre législatif européen issu d’une approche top-down chère au vieux continent risque de se faire emporter par la marée américaine qui a déjà déferlé et est basée, elle, sur le soft power. Pour appréhender cette tension entre législation européenne et initiatives de marché américaines, il suffit de regarder le succès du standard SASB (Sustainability Accounting Oversight Board), qui s’impose de lui-même sur les marchés car il est le fruit d’une collaboration entre ses propres utilisateurs et prescripteurs.
La montée en puissance des B Corp en France en est un autre exemple. Une initiative bien sûr positive mais qui reflète une vision très américaine de l’entreprise contributive. Grâce à la loi Pacte, les entreprises françaises ont désormais le choix et peuvent opter pour la possibilité – certes plus risquée – de se transformer en entreprise à mission. 100 entreprises ont adopté ce nouveau statut, quelle bonne nouvelle ! Espérons que d’autres les rejoindront.
Et le social ?
En 2021, mobilisons-nous aussi et usons de notre influence pour que la finance durable européenne ne soit pas uniquement verte. La taxonomie ne prévoit que le respect de minima sociaux et de réglementations internationales du travail. C’est largement insuffisant : sans régulation du climat, il n’y aura pas de planète, certes, mais sans action sociale il n’y aura pas de société ! Les aspects sociaux sont cruciaux, encore plus dans le contexte actuel de crise qui renforce les tensions. La Plateforme sur la finance durable doit rendre un rapport sur une possible taxonomie sociale d’ici fin 2021. Faisons preuve d’ambition à la fois pour que la taxonomie soit exigeante sur ses critères environnementaux et pour que l’Europe ne se transforme pas en simple marché des capitaux verts. C’est en tout cas ce à quoi, chez Sirsa, nous nous emploierons.
Yannick Grandjean